• Les touristes leur jettent des bananes, comme à des animaux

    “Danse”, ordonne le policier. Les jeunes femmes, seins nus, obéissent. La caméra se déplace vers une autre jeune femme qui tient devant elle un sac de céréales, l’air embarrassé. “Danse pour moi”, ordonne à nouveau le policier. Elle pouffe puis sautille timidement d’un pied sur l’autre. La caméra revient sur les autres femmes qui tapent dans leurs mains et se balancent.

    Voici le genre de vidéo que rêvent de tourner les touristes qui partent “en safari” dans la jungle des îles Andaman. La beauté de la forêt ne sert que de décor. Le but du voyage est de voir les Jarawa, une tribu isolée qui commence tout juste à entrer en contact avec le monde extérieur. Les Jarawa, qui comptent environ 400 membres et vivent sur une réserve forestière de 1 021 kilomètres carrés sur l’île Andaman du Sud, dans l’archipel des Andaman, sont francs, innocents et extrêmement vulnérables à l’exploitation. Les îles, qui appartiennent à l’Inde, constituent un énorme aimant à touristes. La police y a pour mission de protéger les Jarawa des étrangers voyeurs. Mais cette fois-ci, en échange d’un pot-de-vin d’environ 15 000 roupies [240 euros], l’agent de police a accepté d’aller convaincre les femmes de danser pour la caméra. “Je vous ai donné à manger”, leur rappelle-t-il au début de la vidéo. Tous les jours, des centaines de voitures empruntent la Andaman Trunk Road, l’axe routier qui serpente à travers la réserve. Des panneaux à l’entrée rappellent les règles : pas de photos, pas de contact, rien qui puisse déranger les Jarawa. La plupart d’entre eux ont déjà bien du mal à se prémunir contre les maladies venues du monde extérieur qui les tourmentent depuis qu’ils ont commencé à sortir de la jungle, il y a quatorze ans. Mais le jour de notre visite, à peine le portail s’ouvre-t-il que les appareils photo se mettent à crépiter. Les touristes jettent bananes et biscuits aux Jarawa qui passent au bord de la route, comme ils le feraient dans un parc animalier.

    La boutique des frères Vyas, à Port Blair, le chef-lieu des îles Andaman, vend des objets artisanaux confectionnés par les Jarawa. Rajesh Vyas se fait un plaisir de nous donner le prix d’une journée en compagnie des Jarawa : jusqu’à 15 000 roupies pour acheter la police, plus 10 000 à 15 000 roupies pour la location d’une voiture avec chauffeur, qui comprend aussi les cadeaux pour les Jarawa et de quoi grignoter. Contact garanti, promet-il.

    Le jour se lève tôt dans les Andaman. A 5 h 30, une file d’environ 130 voitures et 25 bus attend l’ouverture des portes. Vyas a trouvé un chauffeur, Guddu, prêt à prendre un passager qui souhaite photographier les Jarawa, bien que ce soit illégal. Les voitures ouvrent le cortège. Tout d’un coup, Guddu écrase la pédale de frein. “Prendre photo. Photo, photo !” : juste devant le véhicule, deux femmes jarawa viennent de sortir de la forêt. Aucun policier ni agent de sécurité en vue. L’une s’arrête devant la voiture tandis que l’autre se dirige vers nous. Elle se penche vers la fenêtre, bras tendu. Guddu appuie sur l’accélérateur et les femmes disparaissent de notre champ de vision. Que voulaient-elles ? De la nourriture, répond Guddu. Ou de l’argent. Peut-être l’appareil photo.

    Une heure plus tard, même manège avec un autre cortège de touristes. Cette fois, les Jarawa sont plus nombreux ; on compte des hommes, des femmes et des enfants, assis ou debout sur le bord de la route. Ils sont gardés par la police qui fait signe aux véhicules de passer, mais il est clair que le groupe s’est rassemblé là parce que les convois y passent.

    Denis Giles est journaliste à l’Andaman Chronicle, le journal local. Il nous explique que ce sont surtout les jeunes qui sortent de la jungle, fascinés par les étrangers et ce qu’ils ont à offrir. En grandissant, ils perdent cette curiosité et réalisent que le monde extérieur n’est pas fait pour eux. “Je pense qu’un beau jour les Jarawa devront sortir [de leur forêt] et se mélanger. Ils ne pourront pas rester éternellement dans la forêt. Mais il ne faudrait pas que ce soit un choc culturel pour eux ; il faudrait qu’ils aillent à leur rythme”, ajoute-t-il.

    Au lieu de cela, les Jarawa sont poussés à se rapprocher des touristes et des autres habitants de l’île. Ils pensent que la police les protège, déclare Giles, mais en réalité elle les utilise. Il dit que la police leur a appris à mendier ; elle récupère l’argent qu’ils récoltent et leur donnent en échange du tabac, qu’ils ne consommaient pas avant, et de la nourriture. Les risques d’abus sont évidents. Giles ajoute que certaines femmes jarawa ont donné naissance à des enfants dont le père est un étranger. Ces bébés ne sont pas acceptés par la tribu et sont tués, raconte-t-il.

    Pour réduire les contacts, les autorités locales ont limité le nombre des convois à huit par jour mais elles se refusent à fermer complètement la route, comme la Cour suprême l’avait ordonné en 2002. Trop de monde dépend de cet axe pour vivre. Elles préfèrent jouer la montre sans savoir réellement quelle mesure prendre : couper les Jarawa du reste du monde pour leur bien ou permettre à ceux qui le désirent de communiquer avec les étrangers ? [En vidéo, entretien avec Sophie Baillon, responsable de la communication de Survival International en France, qui milite aussi pour la fermeture de la route].

     

    http://www.courrierinternational.com


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